Déplacés de l’Est de l’Ukraine: en mode survie

Nous reproduisons ici le témoignage d’une citoyenne russe, qui s’est rendue en Ukraine pour voir la situation de ses propres yeux, initialement publié sur son blog.

Selon les statistiques du Haut Commissariat des Nations Unis pour les réfugiés, à la date du 8 juin 2015, 1,332 millions de personnes ont été déplacées depuis le début du conflit dans l’Est de l’Ukraine, c’est-à-dire depuis la mise en place en mai 2014 des deux républiques populaires autoproclamées, celle de Donetsk et de Louhansk, et le lancement de l’opération anti-terroriste par le gouvernement ukrainien contre ces républiques. Ce chiffre doit être multiplié par deux selon les ONG ukrainiennes. Et il doit aussi être rapporté aux 43 millions de citoyens qui composent la population de l’Ukraine et aux 7 millions de personnes que comptaient les régions de Donetsk et de Louhansk avant la guerre. Toutes les deux semaines près de 50 000 nouveaux déplacés sont enregistrés. Beaucoup d’entre eux partent vivre dans les zones contrôlées par l’Ukraine au sein même des régions de Louhansk et de Donetsk. D’autres, en revanche, posent leurs valises dans les régions voisines de Kharkiv ou de Dniepropetrovsk alors que certains choisissent comme destination la capitale ukrainienne.

Rencontre, avril 2015

Nous sommes nés et nous avons grandi dans le même pays, un pays qui n’existe maintenant que dans les livres d’histoire. Lui, il vient de l’Est de l’Ukraine ; moi, je suis russe. Moi, je suis citoyenne de l’Etat dont le rôle dans la crise ukrainienne est plus qu’évident ; lui est un déplacé qui a dû fuir sa ville natale.

Igor Egurnov, 43 ans, est originaire de Horlivka, la ville qui a connu, en juin 2014, des combats considérés parmi les plus intenses depuis le début du conflit. Aujourd’hui, Igor vit à Kiev, dans ce qu’on appelle « un emplacement collectif pour les déplacés » et est responsable de 11 personnes. « Onze et demi » dit-il en riant car sa femme attend un enfant qui doit naître d’un jour à l’autre. Toute la famille – lui, sa femme Natacha, leurs trois enfants, les deux grands-mères, la famille de sa nièce – tous sont logés dans un « appartement » de 50 mètres carrés. C’est en réalité un ancien bureau aménagé par des volontaires qui essayent par tous les moyens d’aider ces déplacés qui affluent de l’Est de l’Ukraine depuis un an.

Dans notre vie, nous avons tous eu affaire à un déménagement. Certains le vivent comme un nouveau départ : l’appartement est plus grand ou mieux placé, le déménagement fait suite à un mariage. D’autres le vivent comme une  solution temporaire : ils changent de ville pour le travail. Mais à chaque fois c’est une sorte de basculement ou un désastre auquel il faut se préparer à l’avance, un changement dans la vie. Mais dans tous ces cas, il s’agit d’un choix que nous faisons pour nous-mêmes. En revanche, il paraît beaucoup plus difficile d’imaginer à quoi cela peut ressembler :  quitter tout pour se trouver du jour au lendemain dans la peau d’un déplacé dans son propre pays.

Difficile à dire si Igor est un déplacé type. Il le dit d’ailleurs lui-même « on est tous différents ». Mais il a une compréhension profonde de la situation générale. Il la vit lui-même. Ce n’est pas une connaissance par procuration à travers ce qu’on peut en percevoir à la télévision.  Quand il parle je vois dans son  regard absent, qu’il est tourné vers l’intérieur de lui-même, les maisons détruites et les obus explosés. J’ai du mal à l’interrompre pour lui poser la question suivante. Il ne raconte pas les évènements, il les revit.

Maïdan

Le soulèvement du Maïdan (Maïdan [Nézalejnosti] est le nom ukrainien de la Place de l’Indépendance à Kiev, et il désigne aussi les manifestations pro-ukrainiennes ayant eu lieu dans tout le pays) a débuté en novembre 2013 suite au refus du Président Yanoukovitch de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Les manifestations et la répression de la police ukrainienne ont occasionné plus de 100 morts parmi les militants du Maïdan. Ces évènements ont été suivi par l’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie en mars 2014 et par le déclenchement de la guerre dans l’Est de l’Ukraine.

Comment Igor a-t-il vécu les évènements du Maïdan ? « Pour nous, les mineurs du Donbass, un homme doit exercer un vrai métier, doit entretenir sa famille. Et quand nous avons vu à la télé ces jeunes sur le Maïdan, on s’est dit : ah, ces jeunes, ils n’ont rien à faire, ils n’ont pas envie de travailler, laissons-les s’amuser ». Mais il a été révolté de voir ces jeunes se faire tabasser par la police : « et si c’était mon fils, ou ma nièce à la place de ces jeunes ? ». Puis ce sont les forces de l’ordre composées essentiellement des jeunes circonscrits de 18 ans qui se sont faits frappés par les manifestants avec des chaînes. Et les sympathies sont passées de l’autre côté. Car, selon Igor «  il ne fallait pas exagérer non plus ». Ainsi, cet avis sur les évènements dans la capitale était partagé dans l’est du pays. Mais très vite, après les tirs sur les manifestants le 18 février 2014, des opinions ont changé de camp à nouveau : « c’était plus simple que ça, même dans le Donbass nous avons compris que si maintenant ces gars sur le Maïdan ne tiennent pas le coup, nous ne serions que des esclaves dans ce pays, cela serait comme en Russie mais à la façon ukrainienne ». Et donc, ce n’était pas envisageable. « Nous, les Ukrainiens, on aime la liberté, et si je comprends bien, ce n’est pas bien vu en Russie ». Il est allé lui-même avec son fils de 11 ans à Donetsk pour participer au Maïdan de ce centre régional. Là, il fait un clin d’œil à sa femme « même si on a été un peu punis pour ça ». « Je voulais montrer notre loyauté envers notre drapeau, même si mon fils a 11 ans, c’est un homme et il doit le comprendre ». Igor a été licencié à cause de ces positions pro-ukrainiennes. Cependant, au début, ils étaient nombreux dans la région à soutenir des pouvoirs séparatistes et appeler la Russie à l’aide. Certains parmi eux, à l’exemple des anciens voisins d’Igor, se retrouvent maintenant déplacés à Kiev, et ont complètement changé leurs opinions politiques après avoir vécu quelques jours près des bacs à ordures.

Fuir

Ils sont partis de Horlivka pour la première fois en juin 2014. Igor était au téléphone avec un ami de Kiev et il observait en même temps les bombardements sur la ville. Et son ami lui dit de venir « mais tu es fou, tu as trois enfants ! ». Igor arrive avec toute sa famille à Kiev et ils logent chez des amis jusqu’au moment où sa femme est convoquée par les nouveaux pouvoirs de la région qui lui intiment de revenir à son travail. Elle retourne  avec les enfants dans la ville de Horlivka au mois d’octobre et quelques jours après les bombardements reprennent. Le matin Natacha ramenait les enfants à l’école en pensant que tout était calme. Puis, à partir de 15h, les tirs recommencèrent et ils durèrent toute la nuit. Impossible de dormir. Les enfants étaient stressés et tremblaient. Toute la famille dormait habillée au cas où il fallait fuir en vitesse et se cacher dans un abri.

Il fallait les sortir de là-bas. Le problème c’était l’argent. Finalement, ce sont des  inconnus qui ont apporté leur aide. Les membres de l’association des amateurs des chiens sont parmi ces gens. En un mois, Igor réussit à collecter un montant de 2000 grivnas (115 € au taux de change de l’époque). La logistique est simple : Natacha prendra un taxi. Elle est enceinte, et est accompagnée de trois enfants et deux dames âgées. Igor partira de Kiev vers Konstantinovka, la ville la plus proche sur le territoire contrôlé par l’Ukraine. Natacha y arrivera en taxi et Igor payera le chauffeur car il est impossible de transférer l’argent directement à Horlivka. Les opérations bancaires ne passent pas dans l’Est. Natacha qui jusqu’à ce point du récit, n’avait pas beaucoup parlé, se lance, emportée par des émotions et des souvenirs : « je l’appelle, j’ai composé son numéro au moins 10 fois, il ne me répond pas, et là, ça tire de tous les côtés, je pense comment est-ce que je vais faire, comment je vais payer, je n’ai pas un seul centime sur moi ». Et ils avaient un plan B. Natacha donnera au chauffeur sa bague de mariage pour payer la course. La voiture roule par des routes de campagne pour éviter de passer plusieurs checkpoints, du côté des séparatistes comme du côté ukrainien. Finalement, le plan A a fonctionné. Ils se retrouvent à Konstantinovka et prennent le train pour Kiev.

Vivre

Ils arrivent dans la capitale au mois de novembre. Ils avaient été contactés quelques jours avant et on leur avait dit : « nous avons où vous loger, venez. Si vous voulez vivre, vous y arriverez ». Alors ils viennent et ils sont logés là où ils vivent maintenant. Ils ne prennent avec eux que deux sacs pour toute la grande famille : les papiers et quelques vêtements. Pendant les premières semaines, ils dorment tous à même le sol, au milieu des matériaux de construction, sans électricité. Igor trouve tout de suite un travail.  Lioudmila, la volontaire qui les a aidés, rencontre Igor pour la première fois un mois plus tard. Il travaille sur un chantier. Cependant il dit qu’il n’y a pas de travail pour lui à Kiev : « pour travailler selon ma spécialisation, et j’ai 7 spécialisations minières, il n’y pas de travail pour moi ici par définition, il n’y a pas de mines ici. Qu’est-ce que je peux faire ici, quel charbon extraire ? ». Il vient à regretter ce qui aurait pu être sa vie.Les mineurs partent à la retraite à l’âge de 42 ans. Même s’il a arrêté de travailler dans la mine pendant certaines périodes, car il cherchait à gagner plus ailleurs, il ne lui restait que 7 ans avant de partir en retraite. De plus, la retraite des mineurs s’élève à 4-5 000 grivnas (165-210€). Aujourd’hui, il ne gagne pas plus de 2 500 grivnas (105€). Il pourrait travailler plus mais pour lui cela n’a pas de sens : « si je veux gagner 4 000, je dois travailler 28 jours sur 30. Sauf qu’à ce rythme, je ne verrai pas ma famille, mes enfants… Serais-je un bon père alors ? Oui, je peux apporter 1000 grivnas de plus à la maison mais à quoi ça sert si je n’élève pas mes enfants ? Où est le sens dans tout ça ? Le travail pour le travail ? C’est de l’esclavage… »

Bien évidemment, la vie de déplacé s’accompagne de soucis administratifs. Natacha n’a pas été officiellement licenciée de son travail. Il est donc difficile de prouver ses droits pour toucher des allocations. Au début, ils ont dû attendre des subventions de l’Etat destinées aux déplacés, aller dans les différents points d’aide humanitaire pour se procurer de la nourriture. Ils mentionnent l’assistance venue non seulement des volontaires mais aussi des fonctionnaires, qui en tant qu’employés des services d’Etat n’ont pas pu les aider mais en tant que personnes ont fait tout leur possible et même plus. Comme ces filles du service social qui sont venues les chercher à la gare comme si elles étaient leurs proches ou les membres de leur famille. Elles se sont cotisées afin d’acheter de la nourriture pour la famille d’Igor. Les voisins ont fait la même chose.

Chacun peut comprendre ce que cela représente pour une personne comme Igor qui a su entretenir sa famille pendant toutes ces années, d’aller chercher de quoi manger. Ils ont honte de demander de l’aide.

Igor pense que cette situation est encore plus dure à vivre pour les personnes âgées. Pour elles, « c’est comparable à une guerre atomique. Elles avaient leurs habitudes, leurs rites quotidiens. Par exemple, notre grand-mère avait un super oreiller ou un matelas, et elle s’était habituée à dormir comme ça, et pour elle, c’est très important. Même crucial. »

Igor et sa femme rencontrent de nombreuses difficultés pour trouver un emploi. Dès qu’ils montrent leurs passeports, les employeurs en voyant leur adresse dans l’Est de l’Ukraine refusent de les embaucher. La situation est tellement instable que l’employeur n’a pas intérêt de prendre quelqu’un qui risque de travailler deux mois puis repartir aussitôt. Igor a dû travailler sans être déclaré. Il n’a pas été payé. Mais il n’avait pas la possibilité de faire valoir ses droits devant un tribunal.

Cependant, pour Igor il est hors de question de rester assis en attendant que quelqu’un vienne le secourir : « si tu ne veux rien faire toi-même, y a-t-il une raison qu’on t’aide ? ». Il n’a pas d’illusions quant aux déplacés. Pour lui, il y a des gens de toute sorte, même des escrocs et des sans-gênes qui essaient de profiter de la situation et de prendre une part du gâteau. Certains déplacés ou bien même des gens ordinaires sont jaloux des conditions des déplacés et leur font des reproches. Pour lui, ces gens ne comprennent pas que les déplacés se trouvent dans une situation « suspendue » et temporaire. Nombreux sont ceux qui ne s’en sortent ni matériellement, ni mentalement.

A Horlivka, ils ont laissé un appartement de 4 pièces et la maison de la grand-mère. Depuis leur départ, les voisins de la grand-mère la nourrissent avec l’espoir que sa maison l’attend. Mais on lui cache la vérité : sa maison n’existe plus, elle a été détruite par un obus.

Revenir ?

Que vont faire ces milliers de familles avec leur vie coupée en deux ? Quand cela se terminera ? Vont-elles revenir dans leurs villes ou plutôt dans ce qui en reste ? Pourront-elles vivre dans leurs maisons ?  En observant Igor au moment de répondre, je comprends qu’ils ont déjà parlé et reparlé de cela plusieurs fois :

« Il faut voir les choses telles qu’elles sont ». Il aimerait bien retourner dans sa ville. Mais le problème pour lui est que tout a été détruit lors des combats. Il n’y aura plus de travail pour des gens comme lui dans les années à venir. Ce n’est pas le cas pour  les fonctionnaires qui travaillent dans la police, les hôpitaux, les tribunaux. Les entrepreneurs de construction, de communications se précipiteront dans la région mais « ceux qui produisent les biens matériels, ces gens-là, ils n’auront rien à faire là-bas ». Il est difficile d’envisager un retour à la vie normale car il est très possible que la situation soit encore pire que les gens l’imaginent déjà.

Mais ce ne même pas cela qui l’inquiète le plus. Les combats ont duré pratiquement un an. Au-delà de la destruction des unités de production et de toutes les infrastructures sociales, il faut mesurer les autres conséquences. Des vestiges de la guerre resteront, comme des obus qui n’ont pas explosé : « je ne parle même pas d’aller se balader dans la nature, mais c’est très dangereux même d’aller faire des courses. Sans parler de laisser aller son enfant à l’école, et un enfant ça court partout et alors ? Pour qu’il saute sur une mine ? Rien que pour ça je n’y retournerai pas. Risquer comme ça la santé et la vie même des enfants ? »

Ce qui compte pour lui, c’est le présent et le futur proche : « Je dois m’occuper de la manière dont je dois vivre ici, comment je dois nourrir mes enfants aujourd’hui, comment ma femme va accoucher, comment mon futur enfant va grandir ».

La grand-mère parle tous les jours d’un éventuel retour à la maison « et on ne peut pas lui expliquer qu’il y a rien de bon qui l’attend là-bas, à part la mort. Et que là-bas tu as un seul droit, c’est le droit de mourir. En tout cas c’est comme ça que je vois les choses ».

Igor se sent impuissant face à la situation actuelle car cela ne dépend pas de lui : « à quoi ça sert de penser à quelque chose que, en principe, tu n’es pas en mesure de changer ».

La Russie

Il y a une autre partie à laquelle revient la plus grande responsabilité du désastre dans lequel vit le pays et Igor ne mâche pas ses mots quand il parle du pays voisin.

Pour lui, le point de non-retour a été atteint après l’annexion de la Crimée. Les Ukrainiens ont tous ressenti une sorte de « choc traumatique causé par une trahison » de la part de la Russie. Pour Igor, mon pays est largement responsable de ce qui se passe. Il n’y a pas de doute sur l’implication de l’armée russe dans l’Est. Et pour lui, les Russes eux-mêmes n’y croient plus en ce que racontent leurs dirigeants. En revanche Poutine s’est trompé : « Il a pensé nous avoir pris quelque chose mais il nous a donné quelque chose de plus. Il nous a donné notre patriotisme, nous a rappelé qu’on était une nation ».

Nous partons en leur souhaitant tout le meilleur. Quelques semaines plus tard, en rentrant je réécoute la bande sonore et j’ai des larmes aux yeux… Pourquoi le patriotisme ne veut pas dire la même chose en Russie et en Ukraine ? Pourquoi chez nous c’est souhaiter du mal à d’autres pays et en Ukraine c’est l’union de la nation ? Pourrais-je un jour parler à un Ukrainien sans dire tout de suite, dans ma première phrase que j’étais contre les actions du gouvernement de mon pays ? De quel droit les uns décident pour les autres ? Que vont devenir ces millions de personnes ? Quelles séquelles vont-elles garder ? Enfin quand tout cela va-t-il se terminer ?

Cet article est issu d’une rencontre avec Igor Egurnov que nous avons réalisée,  Pierre Raimbault et moi-même, en avril 2015 à Kiev

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